SANS ÊTRE VU
NSR


Il n’y a pas à avoir peur. Je crois fermement qu’il s’agit juste de s’habituer à l’idée. Nul besoin pour cela de s’appuyer sur une quelconque idéologie. Un peu d’enthousiasme fera l’affaire. En revanche, avoir vis-à-vis des mots qui serviront à l’expliquer la plus grande méfiance. Rien de nouveau là non plus, mais je crois qu’il n’est pas inutile d’insister. Les mots nous ont perdus. Il n’y a pas si longtemps encore, on pouvait s’en jouer. Faire preuve d’une certaine virtuosité et se faire respecter pour cela (quitte à faire passer le reste pour secondaire). Mais c’est fini. Le nombre de mots nous a perdus. Ceux d’entre nous qui, à une autre époque encore, auraient eu l’esprit ouvert, la capacité de ressentir et de décrire, se retrouvent désormais envahis par des discours qui s’entrechoquent, possédés par un tourbillon de langage dont ils ont totalement perdu la maîtrise. Je sais bien que ce que je suis en train de faire semble contredire une fois de plus ce que je suis en train de dire, mais tant pis. Les sursauts ne font pas la volonté (une fois pour toutes).

Ce que je voudrais faire comprendre aujourd’hui, c’est que, contrairement aux apparences et au défaitisme qu’elles engendrent, il est encore possible, dans tout cela, de trouver un point où tout se reconcentre, un sorte de « point de ralliement » où le reste infinitésimal de force de chaque chose parvient de nouveau à s’additionner aux autres pour créer avec eux un certain pouvoir, non nul, non ridicule. Le ridicule est la menace qui pèse sur chacune de nos phrases. Il n’est pas inutile d’en parler. Dans le tourbillon que le langage a fini en cette fin d’époque par devenir, il est devenu incroyablement facile d’emprunter le sarcasme. Ne nous attardons pas sur le vague et éphémère (?) sentiment de puissance que cet emprunt suscite chez ceux qui s’y livrent, mais considérons au contraire l’ensemble du processus dans son mécanisme même. Je profère quelque chose que je crois être encore un semblant de vérité. Immédiatement, cette profération déclenche chez une bonne partie de ceux qu’elle touche un réflexe identique, qu’on peut à peu près résumer dans la formule suivante : « C’est une vérité… Cela ne peut pas être juste. » Alors commence la partie intéressante du processus. Ce réflexe s’étant déclenché, il faut bien que chacun de ceux chez qui il a surgi trouve maintenant ce qu’il pourrait bien en faire. Les possibilités sont multiples : on peut soit se taire et passer à autre chose, en considérant que, ma foi, il n’y a qu’à « laisser parler » ceux qui croient naïvement que cela puisse encore faire aucun bien (parce que cela n’en fera aucun et qu’on aura finalement assez vite raison), soit décider de réagir soi-même sous forme verbale en se lançant dans une diatribe générale contre « ceux qui croient encore qu’on puisse résoudre les problèmes de ce monde avec des mots » (dont la généralité même évite de se compromettre et fait qu’on aboutit finalement, avec tout juste un peu plus de remous, à peu près au même résultat que dans la première possibilité), soit encore — et c’est là bien entendu le refuge dans lequel la majorité se précipite — partir à la recherche (si aisée à effectuer) des quelques formules toutes faites que les médias modernes ont si bien contribué à répandre et qui suffisent, par leur simple application à la personne qu’on vise à détruire, à lui ôter toute crédibilité.

Comment réagir soi-même face à cette menace ? Laisser parler, laisser faire est un peu risqué, parce qu’on ne peut en aucun cas être certain que ses propres mots finiront par triompher. L’intégrer finit par produire des textes paranoïaques, des textes à couches comme on en a trop longtemps connu dans la littérature occidentale, — qui n’offrent plus vraiment d’intérêt, dans le mesure où plus personne ne prend ni ne prendra jamais vraiment le temps de les lire. L’ignorer serait la meilleure solution, si c’était faisable. Enfin, on finit par se dire que le mieux est probablement tout simplement d’en parler, quitte à passer pour ce qu’on est pas, ou plutôt pour ce qu’on est et qu’on n’a pas vraiment envie d’être, c’est-à-dire une partie de la chose du moins, enfin ce qu’on peut en dire, ce qui peut s’en dire.

Toujours est-il que ce sur quoi pèse cette menace — et que j’ai essayé bien maladroitement de décrire un peu plus haut — finira bien par s’imposer comme la seule version possible d’une création tournée vers l’avenir (à peu de choses près). En attendant, on peut toujours essayer d’écouter les discours vains se disputer entre eux et de regarder les images se décomposer (la technologie qui permet d’assister à cette décomposition devenant de plus en plus efficace). On peut ainsi tenter de satisfaire son reste, son semblant de goût pour le naufrage, mais on est obligé de reconnaître que « ce n’est plus vraiment ça », qu’il y a eu pendant quelques siècles comme une adolescence du savoir, une adolescence de l’art où la mort, la décrépitude et toutes sortes d’autres choses bien plus « positives » aux yeux des bien-pensants pouvaient encore être très stimulantes, mais que, maintenant que l’ensemble du matériau est à peu près rassemblé (et Dieu sait — Dieu lui-même, Dieu seul — combien ce travail de rassemblement a pu être parfois, chez certains, absolument enthousiasmant), il est temps de prendre conscience qu’on est en train de « passer aux choses sérieuses ». En d’autres termes (et il y a le choix),

COME.


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