Il est tout compte fait facile de dire — ou de contredire. On dit ce qu’on a à dire, sans s’arrêter sur la question de savoir ce qui justifie la contrainte. On construit de belles architectures, complexes mais accessibles, on « explore » le sujet, on le trifouille, on essaye de deviner un aussi grand nombre que possible d’objections, de tenir compte d’un éventail aussi large que possible de positions défendues par des voix qu’on imagine toujours plus astucieuses qu’elles ne peuvent l’être, tout cela fait une belle cathédrale en miniature, qui ne donne l’impression d’avoir été debout depuis des siècles, d’être immense, d’avoir vu dix révolutions, cent bombardements et mille ravalements de façade que parce que le support qu’on utilise, cette langue qu’on triture, chacun de ses mots a un si lourd bagage, une façon si aisée et si universelle de tromper son monde sur la profondeur de la pensée qui s’y « exprime » — et puis on finit quand même par trouver tout cela très fatigant. Si cette fatigue ne se manifeste que par après, alors, c’est qu’on est encore « sous le charme », qu’on se délecte encore avec perversité à se laisser tromper sur la nécessité de la nécessité pendant l’acte de s’y plier. Si la fatigue revient, par contre, dès qu’on a commencé à aligner quelques paroles, quelques « idées », quelques fragments de discours, alors c’est que le poids de la contrainte ne s’exerce plus, qu’on n’a plus à dire, qu’on a buté sur la question de savoir ce qui justifierait une telle contrainte et qu’on s’est bien rendu compte que cette question n’avait pas de réponse. Au bout de toute parole, de tout effort pour dire, il y a une nécessité non dite, un « il faut » auquel on s’est résolu, un « il » qu’on a renoncé à identifier. Dans toute parole, il y a un « il faut que je vous dise » que l’autre n’ose généralement pas contredire. Mais quand il ne faut plus parce qu’« il » n’a jamais daigné nous honorer de sa présence, alors derrière le « il faut » il y a un « il y a », une proposition fondamentale tout aussi impersonnelle, un peu plus abstraite peut-être — et c’est ce qui la sauve. Ce qui la sauve est tout simplement l’abstrait, l’abstrait de la conscience même auquel tout — y compris le retour et sa totalité — revient. Je pense, donc je suis abstrait, donc il y a, donc il faut, donc tout le reste.
Et si vous y réfléchissez bien
Mais je m’y perds
Je suis tout en veines
J’ai l’animal d’être sauvage
Derrière toute cicatrice Il suffit d’aller le chercher sans nom |