C - DAYS 38 & 39


Je consomme moins
Mais ce que je consomme consomme plus
Et m'épuise

On me trouve fatigué
Faible, malade, ravagé
Je ne suis que consommé
Et je me régénère tant bien que mal
Pour l'être encore plus

Pour l'instant cela s'équilibre
Assez pour confirmer la perplexité du monde
Mais dans tout cela rien n'est stable
Et je ne sais pas quand je pourrai à nouveau
Consommer plus que je ne le suis
Ou consommer plus de choses qui me consomment moins

On pourrait évoquer l'intensité des charges
La densité des substances
On ne ferait qu'effleurer la complexité des forces
Incommensurables
Indétectables
Qui échappent à leur propre observation
Pour mieux se manifester entre les viscères
N'ayant jamais attendu leur tour

C'est là qu'elles frappent
Entre les symptômes
Entre les lois biologiques qui les ignorent
Mais avec assez de persévérance
Pour que leur écho traverse par vagues
Un être qui veut toujours se débarrasser de toutes les résonances

Je compte
Je m'acharne sur les plus rudimentaires des combats
Je forge des hypothèses
Pour pouvoir en parler en termes plus ou moins clairs
Je ne sais plus à quelle sainte exigence me vouer

Je pèse, je mesure, j'étudie le temps
J'erre dans une prison sans refuge
Un refuge sans prison
Le même pour tous
Il suffit d'errer
Pour que soudain les forces frappent
D'entre les envies neutres et les joies stériles
Je ne sais ni où, ni quand, ni pourquoi
Elles se calment
Un peu
Je n'ai pas peur qu'elles me tuent
J'ai peur qu'elles tuent ce qu'il me reste

Je m'endors sur ces grands mots
Pendant le début du prochain complot
L'adversaire invisible, impalpable est le combat lui-même
Dit-on
Je m'endors sur des mots plus courts
Le complot se forge
À la barbe de mes hypothèses
Qui se rasent tous les matins
Tandis que les comploteurs se regorgent

Je m'endors avec des mots courts
Respire
Tu peux toujours
Arrêter
Recommencer
Rien ne trahit le mal qui se vide
Il pourra toujours se remplir pendant la nuit
Ou attendre
Il est fort doux et patient
Avec ses obstacles
Qu'il réinvente quand ça lui chante

Et continue


Ben voyons. Alors même que je comptais célébrer d'une façon ou d'une autre la fin du traitement au F, je suis assommé par la plus belle crise depuis des semaines. Dès le réveil, avant même de prendre l'ultime dose de F, je le savais, je le sentais, ça allait être une journée fort rude. Elle aurait sans doute été épouvantable sans l'effet calmant du R et — peut-être — du C. Elle a quand même été rude. Toujours le même cycle : matinée qui empire progressivement, déjeuner sur le bout des doigts mais en avalant autant que possible, quand même, il faut enrayer les choses autant qu'on peut, après-midi plus « stable » et puis retour en force le soir et fin en titubant vers le lit qui ne garantit rien pour le lendemain.

J'ai eu comme l'impression que j'avais atteint la limite de ma capacité d'absorption de F — ce qui tombait bien, convenons-en — mais c'était peut-être une impression complètement fausse. En tout cas, le fait d'arrêter d'en prendre n'a pas eu d'effet positif notable pour le moment, sauf la disparition progressive du mauvais goût dans la bouche et le retour immédiat de l'urine à sa couleur naturelle. Mais en plein milieu d'une crise comme celle-ci, c'est tellement difficile à dire. Est-ce que la crise a été déclenchée par l'atteinte de cette limite ? Est-ce qu'elle a simplement coïncidé avec la fin du traitement ? Est-ce que la perspective de la fin du traitement a créé en moi des attentes irréalistes contre lesquelles je me suis rebellé ?

Aujourd'hui, deuxième jour de la crise et premier rendez-vous avec le psychiatre. Beaucoup de difficulté à partir ce matin, seul, encore en pleine souffrance. Petite vague de panique pendant le trajet, difficile à contrôler sur l'autoroute dans le brouillard à 120 km/h avec un signal radio qui se perd et qui revient. Mais j'y suis arrivé. J'ai rencontré le monsieur (car c'est un monsieur). Il m'a consacré trois quarts d'heure et veut me revoir dès la semaine prochaine pour terminer son « assessment ». Il n'a rien à me proposer pour le moment. Peut-être quelque chose la semaine prochaine. Il n'a pas l'air convaincu par le « tout pilules », ce qui est peut-être une bonne chose, pour changer. Mais je n'arrête rien sans garanties, moi, au point où j'en suis.

Il est d'origine indienne, comme il se doit. Avec le gros accent et tout et tout. Les Indiens représentent au bas mot la moitié des docteurs dans cette province. Ça m'est égal, du moment qu'ils sont compétents. Mais c'est quand même étonnant. Moment marrant où il croit m'entendre dire « flare up » alors que je ne dis que « flare ». Il me demande de répéter, je m'excuse, explique que l'anglais n'est pas ma langue maternelle, il me répond que c'est la sienne alors il veut vérifier, s'assurer qu'il a bien compris ce que je voulais dire. Je me demande comment l'anglais peut être sa langue maternelle avec un accent pareil. Mais je suppose que c'est possible. Enfin, je n'ai pas trop de mal à le comprendre.

Il m'a posé toutes sortes de questions, évidemment, difficile de dire dans quelle direction ça va aller pour le moment. Attendons la semaine prochaine et continuons sagement de prendre nos pilules, je suppose. En espérant que les crises commenceront un jour à s'espacer, à se faire oublier. Il serait temps.

À un moment, il me demande — question traditionnelle — quels sont mes « hobbies » à part mon boulot. Curieusement, l'écriture n'est pas la première chose qui sort de ma bouche, c'est l'écoute de la musique. Suivi du travail créatif sur ordinateur. L'écriture ne vient qu'en troisième, quand je me rends compte soudain qu'il faudrait quand même que je mentionne ce « hobby » auquel je consacre tant de temps. C'est que, évidemment, j'ai bien du mal à ranger cette activité dans une telle catégorie. La musique et l'ordinateur, ça va encore, si, je peux prétendre, mais écrire, un « hobby » ? Rien de curieux, en fait, à ce que j'ai oublié de le mentionner en premier. Je lui explique quand même que je tiens ce « journal de la prise de C ». Il me pose quelques questions, mais ça n'a pas l'air de l'intéresser trop trop. Peut-être qu'il a raison de ne pas y attacher trop d'importance. Peut-être, au contraire, que, à cause de cela, il va passer complètement à côté de la plaque. Peut-être qu'il y a accordé plus d'attention que je ne le crois. On verra.

C'est au tour du gastro-entérologue demain. En pleine demi-finale de l'Euro 2000. Qu'est-ce qu'on ne fait pas pour sa santé.

Long voyage à H*** d'abord mais je ne m'en fais pas trop. Cela ne s'est pas trop mal passé la dernière fois. Les crises durent rarement plus de deux jours dans toute leur violence. Ça va et ça vient. Le psychiatre l'a bien compris. Je trouve qu'il a bien saisi ce qui s'est passé depuis cinq ans. Il me l'a bien résumé, en tout cas. Une grosse crise en 1995, un plateau « acceptable » grâce au P de 1996 à 1999, une chute brutale avec l'arrêt de la prise de P au début de l'an 2000 et depuis, des hauts et des bas. Pas aussi grave, pas aussi désespérant qu'en 1995 (on a appris des choses, quand même), mais pas acceptable non plus. Ça, il l'a bien saisi dès la première séance. C'est bien. Seulement, qu'est-ce qu'il peut faire, lui, en tant que psychiatre ? Ce n'est quand même pas lui qui va dire : There's something physically wrong with this boy. Let's admit him and run the whole gamut of tests to see if we can find out what it is. Au mieux, il va m'aider à retrouver un « plateau d'acceptabilité ». Je ne m'attends à rien de plus, remarquez. Mais je suppose qu'il y a toujours une petite partie de moi qui veut croire au miracle.

C - Days 36 & 37 C - Days 40 & 41

© 2000 Pierre Igot

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