C - DAYS 48 & 49


Et paf.

Je me réveille avec un mal de dos presque inexistant, ou en tout cas seulement perceptible quand je m'étire ou que je respire profondément. Ça faisait longtemps que ce n'était pas arrivé. Il fait beau dehors. C. doit sortir en soirée pendant quelques heures mais je me dis que ce pourrait être une bonne journée. Comme je n'ai pas vraiment mal au dos, je ne prends pas de paracétamol, seulement mes pilules habituelles. La matinée se passe relativement tranquillement. P. est là depuis six heures du matin à lisser son ciment pas encore complètement sec. Il repart vers dix heures sans rien dire. On ne le reverra pas de la journée, malgré le temps idéal, mais il faut qu'il prépare le bois chez lui pour la structure.

Vers midi, Dr A. téléphone pour me demander si je ne pourrais pas venir le soir même à 19 h 15. Cela coïncide plus ou moins avec les heures pendant lesquelles C. doit s'absenter, alors je dis qu'on peut arranger cela, même si cela signifie qu'il va falloir manger plus tôt que d'habitude et sur le pouce, vu que nous avons aussi un rendez-vous chez la coiffeuse à 16 h 30. Je n'aime pas trop cette idée-là, mais enfin ce n'est pas la fin du monde.

Seulement voilà. Après le repas de midi, je retourne à mon travail. J'ai même trouvé que le café avait particulièrement bon goût, comme si mes papilles gustatives retrouvaient leur naïveté d'antan, commençaient à oublier tous les traumatismes qu'elles ont subis au cours des derniers mois. Ce ne va pas trop mal, mais je n'ai pas chié. Quand ça ne va pas trop mal, mais que je n'ai pas chié de la journée, c'est généralement signe qu'il pourrait y avoir un problème quand la machine se remettra « en branle ». Parce qu'elle est comme bloquée, au point mort. Et, selon la durée du blocage, selon l'état général du corps, selon la façon dont le déblocage se fait, ça peut être assez problématique.

Ça ne se débloque pas pour le moment, en tout cas. Vague envie de chier, presque rien qui sort. Pas très bon signe — et je me sens moins bien après qu'avant.

Vers quatre heures, j'ai fini mon travail pour la journée, mais je constate que le mal de dos s'est réveillé et est de plus en plus prononcé. Je m'allonge un peu sur le canapé, mais ça ne passe pas. J'hésite à prendre du paracétamol avant de partir chez la coiffeuse. Je me dis qu'il vaut mieux que je le prenne avant de partir pour Y*** pour mon rendez-vous avec Dr A, parce que, si j'en prends maintenant, je ne pourrai pas en reprendre avant huit ou neuf heures ce soir et il faut que je me sente relativement bien pour pouvoir me rendre tout seul en voiture à Y*** (trois quarts d'heure d'autoroute). C'est peut-être une erreur.

Chez la coiffeuse, les choses vont de mal en pis, même si j'essaye de garder mon sang-froid. J'ai des bouffées de chaleur, toutes sortes de douleurs dans la poitrine, dans le dos, j'ai la tête qui tourne. Quand c'est au tour de C. de se faire couper les cheveux, je m'assieds et j'essaye de lire mon magazine. Mais je n'y arrive pas. J'écoute leur conversation, qui ne m'intéresse pas vraiment. Je ressasse tous ces problèmes, toutes ces douleurs. Je tourne en rond et je descends progressivement encore plus profond. C'est une crise, une vraie de vraie. J'ai presque du mal à marcher, j'ai l'impression de ne plus avoir mon plein équilibre. J'ai toujours aussi mal. C. me dit que j'ai les joues en feu.

La pire crise depuis quinze jours. Comme je l'explique un peu plus tard à Dr A, le plus décourageant, c'est l'impression qu'aucun progrès n'a été accompli. J'ai beau être globalement rationnel, le fait que, le matin même, je m'étais réveillé pour la première fois depuis un bout de temps sans mal de dos et que cette grosse crise me tombe dessus maintenant, quelques heures plus tard à peine, me paraît encore plus absurde, plus « injuste », plus « cruel ». Cela suscite un sentiment de profond découragement.

J'en parle à C. Malgré ses engagements, elle est prête à laisser tomber et à aller avec moi à Y***, à me conduire, si je ne me sens vraiment pas capable. J'hésite, je ne sais pas. J'essaye de manger ce qu'on avait prévu de manger, de la soupe aux légumes avec un morceau de pain, ça descend mais ça ne soulage rien, j'avale deux pilules de paracétamol et un calmant (celui que je prends normalement avec le repas du soir) et on part pour l'université (à dix minutes de la maison), en se disant que, si, dans ces dix minutes, les choses ne s'arrangent pas, si je me sens toujours aussi faible, incapable, C. laissera tomber son truc et viendra avec moi. Je conduis donc jusqu'à l'université. Le fait de conduire a parfois pour effet de « neutraliser » les symptômes — non pas de les éliminer, mais de les fixer en l'état, de ne pas les laisser continuer leur cirque dans le corps. Pas toujours, mais parfois. En arrivant à l'université, C. plaisante en me demandant d'éviter de finir ma vie dans le fossé sur l'autoroute, que ce ne serait vraiment pas une bonne idée. Je lui promets. Je reprends la route, seul. Le paracétamol et le calmant semblent faire quelque effet. Je n'ose pas trop essayer, en conduisant, de mettre mon corps à l'épreuve, d'inspirer profondément, de m'étirer. Je « conduis sur des oeufs », en quelque sorte, en bougeant aussi peu que possible. J'ai toujours cette intense douleur dans la clavicule gauche qui semble venir de derrière, difficile à dire, mais c'est une douleur lancinante, très pénible. Je l'ai déjà eue avant. Demain ou après-demain, elle sera partie. Aujourd'hui, c'est comme si tout mon corps gravitait autour de cette douleur, de sa source inconnue. Je roule assez vite, trop vite sans doute, je ne veux pas perdre de temps, au cas où je commencerais à me sentir plus mal, je dépasse plusieurs voitures. Je n'arrive pas à écouter de musique funky, alors je mets la radio. Nouvelles, puis musique classique. Pas trop fort. La réception n'est pas bonne. Le soleil couchant est derrière moi, heureusement. Les kilomètres défilent sans trop de difficulté. Je prends quelques gorgées d'eau, qui suscitent quelques renvois plus ou moins acides. Une ou deux « bouffées » de découragement, de ce frisson qui remonte le long de la nuque, mais je sais déjà que je ne vais pas « craquer » ce soir, que ça va tenir, que, à l'arrivée à Y***, je sortirai de la voiture et je me sentirai déjà un peu mieux.

C'est effectivement le cas. Je découvre l'édifice dans lequel se trouve le cabinet privé de Dr A. Toutes les portes sont ouvertes mais il n'y a pas un chat. Je prends l'ascenseur pour monter d'un étage. Pas envie de me sentir étourdi dans l'escalier. Son bureau est ouvert, mais la secrétaire n'est pas là, il y a un bureau avec un vieux PC éteint, trois chaises vides, une pile de magazines et une radio qui joue de la musique bien trop fort. J'entends Dr A. parler avec un patient dans la pièce à côté. J'ai une dizaine de minutes d'avance. Je ressors pour aller aux toilettes. Je reviens et je coupe la radio. Je m'assieds et je reprends mon magazine. Cette fois, j'arrive à le lire. Je sais que le « gros » de la crise est déjà passé. C'est dommage, d'une certaine façon, parce que j'aimerais qu'il me voie en pleine crise. D'un autre côté, je sais que l'essentiel des symptômes de ces crises ne se voit pas, de toute façon, alors à quoi bon, tout ce que je pourrais faire, c'est craquer, me mettre à chialer, dire que c'est pas possible, que j'en ai marre, que j'en peux plus, etc.

Dr A. traîne avec son autre patient. Il glisse sa tête dans la porte entrouverte vers 19 h 20 pour me dire qu'il en a encore pour cinq minutes. Je lui souris et fait oui de la tête. J'entre enfin dans son cabinet à 19 h 30. Un peu mieux que le bureau de l'hôpital, quand même. Trois fenêtres ouvertes, des plantes, deux ou trois vieux meubles combinés de façon hétéroclite à côté d'affreuses étagères peintes en blanc, un beau fauteuil en cuir pour Monsieur, deux autres fauteuils en cuir d'apparence plus modeste à droite et à gauche et un canapé merdique de chez le magasin discount du coin en face de son fauteuil. Je prends le canapé, trop mou, pas confortable, mais je veux être assis en face de lui. Le bruit de la circulation dehors est trop fort, mais je ne dis rien. Je lui demande de répéter parfois.

Il me demande comment ça va. Je lui explique la crise. Il me demande ce que c'est, d'après moi, la psychothérapie. Il me demande pour combien de temps on en a, d'après moi. Je dis : « Quelques mois. » Il me demande : « Combien ? » Je dis : « Trois mois. » Il dit : « OK. Trois mois. On se fixe l'objectif d'arriver à quelque chose en trois mois. Deux sessions par semaine. » Bonjour la facture d'essence. Heureusement que ces sessions sont couvertes à cent pour cent. Il me demande d'exprimer mes sentiments. Pas d'analyser. Les sentiments, ça existe. La littérature en est la preuve. J'essaye de lui dire que je suis encore en train de travailler sur ma propre définition de la littérature, que ce n'est pas si simple, mais on n'a pas le temps aujourd'hui de discuter de ça. Peut-être une autre fois. Il en reste à Shakespeare et au fait qu'il a saisi quelque chose de la nature humaine. Les sentiments. Mouais.

Quand je lui parle de faiblesse, il me dit que ce n'est pas un sentiment, que fort, faible, ça n'existe pas. Il me fait aussi part de sa révélation, du jour où un collègue lui a dit tout simplement : « There is no cure. » Il dit que c'est vrai. Qu'on ne guérit pas. Le but, c'est d'améliorer les choses. D'arriver à les gérer. À vivre mieux. Je ne peux pas le contredire. Tous mes tests, toutes mes analyses sont négatives. (Cette histoire de parasite, c'était rien.) Il n'y a pas de maladie. Il n'y a pas de guérison. Il y a des symptômes, physiques, mentaux, bien réels, et il y a la maîtrise de ces symptômes. Bon. Allons-y.

Il veut quand même me revoir demain vendredi, à l'heure prévue initialement. Je lui demande alors pourquoi il m'a fait venir comme ça d'urgence ce soir. Il me dit que c'était simplement pour faire démarrer les choses.

Une des questions qu'il se pose sûrement, qu'il m'a semblé qu'il se posait, c'était de savoir si ce rendez-vous imprévu était la cause de ma crise, tout simplement, si le fait que j'ai été pris par surprise a entraîné une sorte de « panique » dont je n'ai pas eu conscience pour ce qui était de l'organisation de la journée, de ma capacité de manger sur le pouce et d'aller directement le voir en laissant C. à son truc. Je n'en ai pas le sentiment, je ne le pense pas. Mais cela ne veut pas dire que c'est impossible. Au point où j'en suis, je n'en ai aucune idée.

Ceci dit, je ne vais pas chercher à essayer de deviner ses intentions, ses arrière-pensées, de comprendre ses méthodes. Je vais me laisser faire, me laisser manipuler par lui. Il me dit que d'ici quelques semaines on devrait déjà savoir s'il y a moyen de progresser ensemble.

Je rentre de Y*** vers 21 h. Cette fois, le funk passe. Je me sens mieux, de toute évidence. Est-ce qu'il suffit donc de parler de tout ça — ou est-ce que ce sont les médicaments pris d'urgence ? Je n'en sais rien.

Je mange encore un petit quelque chose avant d'aller me coucher. Ça passe.

Réveil ce matin de nouveau avec la même surprise, c'est-à-dire presque pas de mal de dos. Mais cette fois je suis beaucoup plus méfiant, évidemment. En d'autres termes, découragé avant même de me lever, comme quand j'ai mal. (J'ai d'ailleurs un peu mal quand même, faut pas le nier.) D'autre part, il faut que je me prépare pour ce rendez-vous à 13 h, ça veut dire qu'il faut que je mange, que nous mangions un peu plus tôt que d'habitude.

Le déblocage que j'évoquais plus haut arrive finalement vers 9 h. Une grosse envie de chier et une grosse quantité de merde. Fallait s'y attendre. Le problème, c'est que c'est pas naturel. Et le corps le sait. Alors il proteste. Pendant tout le reste de la matinée, grosse douleur dans le ventre et dans le dos, qui n'arrête pas. Encore une fois, je me retiens de prendre du paracétamol tout de suite. D'une part parce que je veux en prendre avant de partir pour Y***, dans deux heures. Ensuite, parce que je veux voir si j'arrive à ne pas en dépendre dès que j'ai mal. Vers la fin, vague, très vague impression d'arriver à maîtriser une partie du mal en essayant de se convaincre que ça va passer, que ce ne sont que les répercussions des hauts et des bas des dernières heures. Va falloir plus que ça pour que j'arrive à croire que je peux maîtriser tout ça bien mieux que je n'arrive à le faire à l'heure actuelle. En d'autres termes, y a du pain sur la planche, Dr A

On prend ce déjeuner un peu plus tôt, c'est limite, il faut que j'apporte le café avec moi dans la voiture, mais je sens tout de suite que le fait d'avoir mangé et pris les pilules a soulagé le mal, que ça va aller, ce n'est pas un voyage « sur des oeufs » comme hier, ça se passe normalement, je roule vite quand même, mais c'est parce que j'ai calculé juste. Je mets juste la radio au lieu d'une cassette de funk ou d'autre chose parce que j'aime ce qui passe au moment où je l'allume. J'arrive pile à 13 h. Il est assis à l'ordinateur dans le premier bureau, à lire un document sur le sommeil (apparemment un de ses dadas, les problèmes de sommeil, désolé, pas besoin d'aide dans ce domaine). Il me dit qu'il arrive tout de suite, va aux toilettes, je l'entends siffloter, il sifflote tout le temps quand il va aux toilettes, il doit être relativement heureux, quand même, ce bonhomme, au moins il ne siffle pas en ma présence.

Je ne vais pas résumer à chaque fois chacune de ces séances. Ce serait trop fastidieux et je ne veux pas trop vite donner forme à ce qu'il essaye de me faire penser. Je veux laisser les choses mijoter là où elles sont censées mijoter. De la même façon, je n'ai pas trop envie d'en parler à C. Je crois qu'elle comprend.

Il mentionne quand même le fait qu'il y a des choses qui me font rire quand je les dis qui ne le font pas rire lui et qui, d'après lui, ne devraient pas me faire rire. Ça fait partie de mon « cynisme », je crois bien, du fait que je trouve beaucoup de choses (y compris en ce qui me concerne) très ridicules. Il me laisse entendre qu'il va falloir que je travaille là-dessus. Il veut revenir en arrière aussi, sur des événements qui ne me paraissent pas particulièrement importants en l'occurrence, à moi, mais qu'est-ce que j'en sais, hein. Par contre, il veut que j'arrête de revenir sur cette colère que j'ai vis-à-vis du système médical qui m'a si mal traité au cours des dernières années (à mon sentiment). Il m'indique clairement que cela ne me mènera nulle part. Être en colère, sur le coup, oui. Revenir sur la colère, la nourrir, la ressasser, non. Et puis ma haine, ma phobie du bruit (qu'il a remarquée hier quand j'ai éteint la radio dans la salle d'attente alors qu'il était encore avec son patient précédent) semble l'intéresser. Bon.

Je lui demande une ordonnance pour les calmants, parce que je n'en ai presque plus. Alors qu'il me disait encore quelques minutes avant qu'il ne voulait pas toucher à mes médicaments, puisque ce n'était pas lui qui les avait prescrits, qu'il voulait attendre, il me dit maintenant qu'il veut que je me débarrasse progressivement des calmants, que ces sessions devraient arriver à les remplacer. Il veut que je commence par descendre à deux par jour, matin et soir. Plus à midi. Bon.

Bon. Au cas où ce ne serait pas encore apparent, je suis un grand sceptique. On va voir comment ça va se combiner avec tout ça au cours des prochaines semaines. Prochain rendez-vous mardi à 14 h.

Pas de marche depuis mercredi (deux jours sans). On réessayera demain, je crois bien. Week-end tranquille en perspective, a priori. Rien de prévu. Mouais.

C - Days 46 & 47 C - Days 50 & 51

© 2000 Pierre Igot

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