Illexie


J’aimerais savoir ce qui ne va pas. J’aimerais qu’on sache et qu’on me le dise. J’aimerais comprendre pourquoi, dès la troisième répétition, dès la troisième phrase qui commence de façon identique, je suis déjà pris de dégoût et prêt à renoncer à tout. Quand même les caractères en italique des définitions de l’édition 2000 du Petit Robert sont espacés de façon scandaleusement irrégulière, à quoi peut-on encore s’accrocher pour ne pas sombrer ? Ce n’est pas que ce dictionnaire soit essentiel à la survie de l’espèce humaine. Ce n’est pas que, au fond, on tienne vraiment, en soi, à ce que les caractères en italique des définitions de l’édition 2000 du Petit Robert soient espacés de façon parfaitement (à l’œil nu, du moins) régulière.

Non, c’est plutôt qu’on trouve, une fois de plus, dans cette imperfection insignifiante, mais tout de même assez flagrante, un des nombreux signes clairs du grand nivellement par le milieu qui est en train de nous précipiter vers un médiocre « meilleur des mondes possibles » à l’idée duquel on ne parvient pas à se résigner. Le Petit Robert a toujours été meilleur et ne sera jamais mauvais. Mais il arrivera, malgré tout, un jour où même les plus exigeants de ses lecteurs ne remarqueront plus ces choses fines qui étourdissent encore quelques esprits isolés, dont la sensibilité est désormais jugée pathologique. Il arrivera bientôt un jour où les quelques spécimens restants de cette pathologie d’un autre âge auront été définitivement éliminés.

Ah, mais, direz-vous, vous nous faites bien rire, avec vos deux sous de psychologie de la perception tordue. On n’en a rien à faire, de cette irrégularité de l’italique qui n’entrave en rien la lecture, notre lecture — de même qu’on n’en a rien à faire, en fin de compte, de ces espaces insécables ou de ce œ ligaturé qui « ne passent pas », à l’ère où il y a déjà une bien trop grande quantité de choses insipides qui passent sans discontinuer. Il y a urgence, Monsieur, à se concentrer sur la qualité de ce qui passe plutôt que de s’attarder encore sur l’antiquité de ce qui ne passe plus.

C’est bien ce que je dis.

Cette irrégularité de l’italique entrave ma lecture, me donne la nausée, mais, comme bon nombre d’autres pages ont déjà pu le montrer, ma vraie nausée elle-même ne passe pas. J’ai beau tenter de la saisir, de lui donner forme, de la rendre plus ou moins digeste, elle a quelque chose d’intrinsèquement nauséabond qui refuse de s’accrocher à toute explication extérieure et de partir avec elle. Ce qui devrait être, somme toute, le gage de son authenticité s’avère donc être cela même qui la rend impénétrable.

Ma nausée n’a, par conséquent, aucune valeur, tout comme celle de la fausse pose sartrienne ou celle de la fois où j’ai trop bu le ventre vide et le front bas.

Il paraît que la solution, c’est d’oublier tout ça et de parler du monde. Mais, pour que je puisse en parler, il faudrait d’abord qu’il existe, ce monde, qu’il arrête de tourner autour de moi comme le pot autour du vin qu’il noie. Il est tout de même légèrement délicat de demander à la solitude de soulager les agoraphobes. Ce genre de remède théorique est d’une amertume problématique.

Il faut en fait que le monde commande de parler de lui, pour que l’initiative n’ait pas à venir d’un endroit d’où elle ne pourra jamais sortir. Quand une telle commande me parvient, je suis comme saisi d’un empressement phénoménal, qui me pousse à faire tout ce qui est en mon possible pour extraire de la bouillie des choses le jus qui compte — et qui ne se dissipe que lorsque j’ai enfin la certitude d’avoir livré un produit d’une qualité au moins égale à celle que je percevrais sans doute si j’en étais l’auteur.

Or cet empressement ne cache qu’une chose : le caractère affreusement névrotique d’une capacité de créer qui est née seule mais qui ne peut survivre qu’en se nourrissant des autres. Il a toujours existé et il existe toujours des individus qui sont des « forces de la nature » et qui nous forcent à subir de leur part des actes artificiels qui nous rendent à la fois plus solides et plus malléables à leurs yeux voraces. Il leur suffit d’exister pour que leur viol collectif, imaginaire ou stratosphérique, nous terrasse. Produisez, disent-ils, et vous serez reproduit. Détachez votre odorat ahuri de ces quelques miasmes et rendez des comptes en feignant l’extase. Vous osez résister ? La réponse est simple : continuez tout seul ; persistez dans votre erreur ; insistez sur des clauses révolues.

Ce mouvement vers l’avant, il est, évidemment, lui aussi, lui-même, problématique. Pour faire table rase, il faut pouvoir compter sur un mobilier imperturbable. Il faut savoir sortir grandi des combats. Il faut même faire dans l’arène spectaculaire. Mais tout cela est flou. Or, sous prétexte que le flou lui-même est encore flou, on se permet toutes les lucidités. Dormez. Mangez. Criez. Évoquez.

La cabale n’évoque rien pour moi. J’en fais partie, mais j’en suis loin. Je ne trouve rien dans la succion des moelles qui se rapproche tant soit peu des heures que je passe à battre des tapis sans que le vent cesse jamais de me renvoyer au visage leurs nuages de poussière inépuisables.

Il reste alors la question du matériau. On peut se contenter de choses élémentaires ou bien on peut faire des recherches, trouver des substances rares et les appliquer en masque sur les plaies chaudes. Mais, quand le moindre objet par terre a des relents d’encyclopédie des graisses séborrhéiques, il faut faire attention. Il faut peser les avantages. L’infection n’est jamais très loin.

Il n’y a rien à dire. L’immense majorité des flots sanguins est encore mue par des histoires et des raisons claires. Tant qu’il en sera ainsi, le mouvement vers le centre immobile continuera de peaufiner ses exclusions par défaut. Mon traitement de texte continuera à ouvrir des barres d’outils sans me demander mon avis. Tôt ou tard, je renoncerai à les fermer — s’il ne renonce pas plus tôt à m’en laisser l’option. Tôt ou tard, lui et moi ne parlerons plus du tout le même langage. Tôt ou tard la finesse de mes exigences lui sera devenue complètement impénétrable.

Welcome 2 The Slaughterhouse.


© 2001 Pierre Igot

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