MUTINY
(Analyse clinique)


Il n'y aura plus jamais de règles fixes. Il n'y aura plus que des règles ad hoc, qui se font et se défont à mesure qu'on commence et qu'on finit d'y obéir. Ceci continuera tant qu'on éprouvera, pour une raison ou une autre, le besoin d'obéir à des règles. Et puis, un beau jour, peut-être, ce besoin lui-même disparaîtra. Avec lui disparaîtront peut-être les « arts » en tant que tels, ces arts qu'on a toujours cherché à juger selon des critères, selon le degré auquel les oeuvres obéissaient ou n'obéissaient pas à un ensemble plus ou moins bien défini de règles. Et, il faut bien l'avouer, ces « arts » n'ont jamais vraiment existé en dehors de ce jugement. Même les oeuvres les plus « sublimes » n'ont jamais existé que par le fait qu'elles transcendaient justement les règles sur lesquelles elles étaient malgré tout fondées. Ce qui n'existera donc plus un jour, peut-être, c'est ce fondement, la nécessité d'un tel fondement. Il y aura toujours des choses sublimes, mais elles ne s'appelleront plus comme cela, elles n'auront plus de nom, d'« étiquette », elles seront en quelque sorte purement transcendantales.

Je dois bien avouer que, faible comme je suis, je serais bien en peine d'expliquer cela de façon plus précise. Il faudrait en fait d'abord que je parvienne à accomplir cela avec le langage lui-même.

J'entends déjà des critiques dire : « Oh, un idéaliste de plus, qu'il va falloir essayer de ramener sur terre... La "poésie pure", cela fait un bout de temps qu'on en parle, ce n'est pas nouveau. » Mais JE NE PARLE PAS de poésie pure. Je ne suis pas idéaliste (pas pour ça). Je parle de mon corps. Je parle de ce qui dans mon corps me dit — ou plutôt ne me dit pas — qu'il va y avoir une fin, un moment où quelque chose va prendre la relève, quelque chose de bien trop proche pour qu'on puisse encore parler de pureté, quelque chose qui se confondra avec la pureté, parce qu'il en sera devenu si proche que la notion même de pureté aura cessé d'exister.

Le dernier des idéalismes, si vous voulez. (Vous pouvez vouloir toutes sortes de choses. Elles seront toutes vraies.)

Ma tâche maintenant — avec d'autres, s'ils le veulent bien — va donc être d'accomplir dans le langage cette « ultime révolution » qui lui fera perdre ces dernières traces de règles qui l'encombrent encore. Avouons-le : tout ce que nous écrivons ici n'est toujours que de la « poésie », au sens que cela obéit à une certaine poétique, qui n'est indéfinissable que parce qu'elle change trop vite, trop souvent, pour qu'un discours théorique puisse en dresser le portrait. Et il en sera de même dans tout cet ouvrage : il sera encore construit (selon des règles qu'il ne faudra pas trop se fatiguer à essayer de déterminer), il sera encore écrit (selon des habitudes langagières qui ne se perdent pas si facilement), il sera encore poétique, imagé, chantant — tout ce que vous voulez.

Mais j'espère — d'un espoir aussi peu chrétien qu'il est possible — que ce dernier ouvrage montrera aussi les premiers symptômes d'une nouvelle sorte d'affection du langage, d'une nouvelle catégorie d'opération, d'une nouvelle espèce de détérioration que, si j'avais l'audace de faire encore au plus "classique" des procédés d'écriture, j'appellerais peut-être SYNDROME, en espérant en même temps — d'un espoir toujours aussi peu chrétien — le faire de façon suffisamment visible, suffisamment nue pour que vous vous rendiez compte tout de suite de tout ce qu'il a d'insuffisant.

La métaphore est l'opium du peuple. Nous y reviendrons.


© 1998 Pierre Igot

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