Spasmes


On ne savait pas ce qui se passait.

On ne sait pas ce qui se passe.

On ne saura pas ce qui s’est passé.

On s’en fout pas mal.

Mais on aimerait quand même avoir une idée de ce que l’avenir nous réserve qui ne se nourrisse pas des petits mots des uns et des cascades de phrases sans verbe des autres. On aimerait que personne ne confonde « virus », « bacille » et « bactérie ». On voudrait que notre interlocuteur privilégié par la forces des choses (d’avoir la place qu’on lui accorde) se méfie un peu plus des clichés du moment. On voudrait qu’il essaye de les prendre lui (les clichés), au lieu de lire avec des accents placés un peu n’importe où ce texte sans profondeur que sa conscience assez bornée et son savoir bien limité lui dictent un peu plus tôt dans la journée.

On s’efforce aussi longtemps qu’on peut (ce soir) de ne pas revenir à soi, à ces vagues de spasmes abdominaux incontrôlés, de renvois monstrueux qui ne parviennent pas à soulager ce ballonnement éléphantesque qui semble, pour l’instant, avoir le moyen incompréhensible de s’alimenter lui-même, de continuer de grossir, d’enfler sans qu’aucune position, aucune résolution, aucune technique ne parvienne à contrecarrer son mouvement d’expansion progressive et artificielle.

On ne sait que trop bien qu’on ne va pas exploser, que les choses vont finir par se calmer, d’une façon ou d’une autre, mais on ne dispose d’aucun moyen naturel de changer de phase, d’amorcer le mouvement de contraction qui finira par procurer une bien piètre, bien médiocre sensation de soulagement.

Il n’y a pas de panique. Il n’y a pas d’élan vers l’ailleurs, de tentation du vide, ni même d’abattement. Au contraire, il y a l’énergie nécessaire pour décrire, pour analyser en décrivant, pour garder les pieds sur terre — mais c’est un système qui fonctionne en parallèle, qui n’altère pas, que ce soit pour le meilleur ou pour le pire, le mouvement principal. Les renvois continuent de monter à intervalles réguliers, ils ne soulagent que plus ou moins, plutôt moins lorsqu’ils n’aboutissent même pas, qu’ils en restent à l’affront du spasme sans le renoncement de l’air, comme un bâillement qui ne réveille pas, un étirement qui ne débloque pas les articulations, tout cela est mécanique, biologique, chimique, organique, difficile dans ces conditions de se préoccuper de la question de savoir si le feu de l’incinération sera d’une température assez élevée pour brûler aussi les dents.

Les choses se calment, avec une boule dans la gorge, des gargouillements plus bas, plus loin, des épaules moins tendues, des sinus moins inquiets du fait que cela fait des années qu’on n’est plus capable d’oublier leur existence. Le temps presse, le front aussi, la poitrine quand elle sent l’aigu venir, il y aura une prochaine fois, depuis le temps qu’on vous le dit, restez en état d’alerte, méfiez-vous du temps qu’il fait, du vent, de l’air, de la pluie, des regards qui vous échappent, des plaisanteries que vous n’auriez jamais dû faire sans témoin, sachez vous taire, regarder, sentir, à défaut de penser pour vous on vous encadre, au moins si les murs s’effondrent sur vous ce seront les nôtres, vous saurez qu’on était là pour vous protéger au moment de mourir.

On ne saura jamais ce qui s’est passé mais rien n’empêche de commencer déjà à deviner.

Je devine que les puissances de ce monde sont naïves avant d’être belles, que la musique n’entre dans aucun calcul malgré les liens directs qu’elle entretient avec l’au-delà perçu, que les choses sont en même temps trop simples et trop compliquées pour être complexes, qu’on ne peut pas respecter la différence sans être pareils, que si je te tolère et que tu ne me tolères pas, l’un de nous deux est de trop, l’un de nous deux est inférieur, mais c’est trop à dire, trop à porter, le métal qui conduit veut des charges simples, la paroi qui réfléchit les particules électriquement lourdes n’a pas l’air d’un miroir, mais plutôt d’un plan opaque abstrait dont l’infini rend le champ supportable.

Je devine que le vent ici dilue trop l’écart pour être vraiment grave, que l’exil tue moins que l’exode, que si l’on veut mesurer les morts il faut s’entendre sur une échelle et que le système métrique a fait ses preuves.

Je ne devine plus et par conséquent je fais face à la simplicité mourante de mes actes, tue ou tais-toi, parle ou dis quand, où et pourquoi tu vas te taire, il faut être précis, méchant, ça a le mérite d’être vain, la tyrannie des monts, des vaux n’a pas fini de modeler le paysage, le désert des orages, la pluie des vents, j’attends les spasmes, les vraies directions des coups qui libèrent, je fais l’amour en aveugle et je prends le mal, là où il se tient, pour montrer que j’en fais le moins, le moins possible pour le distraire et fuir sa colère.


© 2001 Pierre Igot

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