Z - DAY 1


On se réveille le lendemain et on observe immédiatement que la « blessure » dans l'esprit semble s'être refermée en partie. Le mal de dos est toujours là, mais ce n'est qu'un mal de dos. On se lève, C. ne va pas marcher, on mange le petit déjeuner, ça passe, ça va mieux après, on n'a pas pris de C du tout, comme prévu, juste un calmant et deux paracétamols, comme d'habitude, pas de C, c'est fini le C, et bon débarras d'ailleurs, sans doute.

On sort prendre des photos du travail des ouvriers, de la maison et du jardin pour les mettre sur Internet pour la soeur de C. qui aimerait voir à quoi ressemble notre « cadre », je travaille relativement facilement, maintenant que je suis reparti à zéro, ça avance vite dans PageMaker, ma feuille de styles n'est plus corrompue et je mets facilement en forme plusieurs dizaines de pages de texte, j'ai presque fini, mais il est temps de déjeuner, je n'ai qu'une petite sensation de faiblesse dans le ventre, « woozy » en anglais décrit ça mieux que « je me sens tout chose » en français, c'est ce que je dis à C. mais ce n'est pas intense et d'ailleurs le repas fait assez bien passer cette sensation. Je me sens bien moins faible qu'hier à la même heure, le repas lui-même passe bien, on discute de nouveau, des anecdotes, C. en Afrique, les Acadiens et leurs petites aventures dans le coin, on parle de ce professeur d'université maintenant à la retraite qui a enseigné toute sa vie les grands classiques de la littérature française et qui n'est jamais sorti de la région, qui n'a jamais voyagé ni au Québec ni en France ou en Europe, qui ne se rend même jamais à H***, la capitale de la province, on trouve ça quand même extraordinaire — mais après tout pourquoi pas, si on assume ce type d'attitude, ça pourrait avoir un sens, le problème, je crois, c'est qu'il ne l'a jamais vraiment assumée, qu'il n'a jamais vraiment cherché à la justifier, alors ça ne peut qu'apparaître comme étant une profonde faiblesse dans sa personnalité, il y en a d'autres, paraît-il, je ne vais pas entrer dans les détails, mais quand même.

Après le repas, je suis tout d'un coup un peu pressé, parce que j'ai rendez-vous chez Dr A. à trois heures mais qu'il faut que j'achète des dollars américains pour les envoyer à un gars en Angleterre à qui j'ai acheté un single épuisé de Paul Weller sur eBay, puis que je fasse le plein d'essence et aussi que je cherche un formulaire d'autorisation pour le Z, cette putain de compagnie d'assurance a cette politique qui veut que, dès qu'on se fait prescrire un médicament un peu cher, il faut que ce soit examiné par une commission, « managed care », ils appellent ça, je n'ai rien contre la lutte contre les déficits du système médical, mais là, c'est une compagnie privée, on leur donne assez de fric, ça fait cinq ans que je prends des antidépresseurs, pourquoi faut-il une nouvelle autorisation à chaque fois que je change de médicament dans la même famille, c'est de la connerie pure, c'est l'américanisation du système de santé canadien, ça fait peur, ça va encore, pour le moment, mais j'espère bien aller mieux avant que ça commence à aller vraiment moins bien, parfois je suis tenté de faire de l'activisme, je l'ai déjà dit, mais avec mon niveau d'énergie actuel, j'aurais l'air fin.

Quoi qu'il en soit, je « cours » de la banque au bureau de poste, du bureau de poste au bureau du médecin de famille qui n'a pas de formulaire, du bureau du médecin à la station-service pour faire le plein, je vais un peu vite sur l'autoroute, mais bon, j'arrive à Y*** avec un petit quart-d'heure d'avance, j'ai le temps d'aller à la pharmacie du coin ramasser un formulaire, j'arrive juste à temps pour le rendez-vous, il fait chaud, le bas de mon dos est trempé à cause du temps passé à conduire sous ce soleil — mais autrement je suis assez calme, modérément optimiste, cette sensation de quelque chose qui « rampe » le long de ma nuque et dans mon crâne et qui annonce en général une période de dépression est un peu revenue, par surprise, dans la voiture, pendant que j'écoutais « The Ryde Dyvine », c'est peut-être l'absence d'antidépresseur dans mon corps, je ne sais pas, en tout cas, elle était là aussi dans les situations de crise même sous C, bref, je m'assieds dans le mauvais divan de Dr A. et c'est reparti pour une heure, « how do you feel », « it's OK to feel » — mais tiens, pour le coup, aujourd'hui, on clarifie ça, quand il me dit à répétition « it's OK to feel », je lui dis que j'ai le sentiment qu'il me prend un peu pour un imbécile, je lui dis, qu'est-ce que vous voulez que je fasse, quand je me sens anxieux, quand je panique, que je me dise : « it's OK to feel anxious, it's OK to panic » et que je sois encore plus anxieux, que je panique plus encore ? Non, il m'explique sa théorie, d'après lui, si on accepte le sentiment, il n'augmente pas, au contraire, il diminue, ah, je vois.

Ben pourquoi pas.

Il revient aussi constamment sur le fait que je dis : « I feel that... », ce qui est de l'anglais parfaitement correct, mais évidemment en l'occurrence ça veut dire « I think that... » et la différence est cruciale pour lui, pour moi, pour nous, alors il me reprend, il me dit de dire « I think that... », de réserver « to feel » aux sentiments, pas aux pensées. Le problème, c'est qu'il prend cinq minutes à m'expliquer ça alors que j'ai compris en 3 secondes (je suis linguiste, quand même, nom de nom), faudra que je lui en parle mardi prochain, arrêtez de me prendre pour un imbécile, pour qu'il y ait un peu de complicité entre nous, il faut que nous avancions à la même vitesse, pas que vous me traitiez comme un élève un peu buté, mais peut-être qu'il ne veut pas de complicité, je n'en sais rien, ou peut-être qu'il ne se rend pas compte, on va voir.

Il me reprend aussi d'ailleurs quand je dis « Mr. A... », il dit : « Dr A... », oh là là, pardon m'sieur, on tient à son titre, dites donc. Ça ne m'impressionne pas trop, même si je n'en fais pas un fromage.

Je lui donne le formulaire d'autorisation pour le Z, il me prescrit 50 mg ce soir, 50 mg demain soir, et après ça 50 mg le matin et 50 mg le soir. Et zoum. À mardi. Il sera de garde ce week-end si j'ai des problèmes.

Pilule Je prends la première pilule de Z — petite capsule moitié jaune moitié blanche avec « 50 » écrit dessus — avec le repas du soir, j'ai lu sur Internet que c'était mieux absorbé si on le prenait avec de la nourriture, ce n'est pas Dr A. qui me l'a dit. Toujours un calmant et deux paracétamols aussi. Soirée tranquille. On regarde un petit film québecois « existentiel », ils sont forts les Québecois pour faire des films vraiment anodins qui ne vont nulle part pendant que 99 pour cent de la population de la province se contente de regarder des films américains doublés en français, des joueurs de hockey s'entredéchiqueter sur la glace blanche tachée de sang et des séries québecoises à la con.

Mais je ne suis pas d'humeur « critique » ce soir, le Z n'a pas d'effet immédiat en tout cas. Je me couche et je m'endors sans trop de difficulté. On est d'ailleurs déjà vendredi midi et je pourrais vous dire la suite dès maintenant, mais ce sera pour la prochaine fois. C. est de retour de D*** et il est temps de faire à manger.

C - Day 54 Z - Days 2 & 3

© 2000 Pierre Igot

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