Z - DAYS 89 & 90


Pour être exact, toutes ces journées devraient s'appeler « Z + R », puisque, comme on le sait, je n'ai jamais vraiment réussi à arrêter complètement la prise de R, le calmant qui m'avait rendu service en avril, au moment de la première période de crise profonde. J'étais parvenu à redescendre à une dose de 0,5 mg par jour, à savoir quasiment la dose minimale, et je croyais vraiment, au cours des dernières semaines, que j'allais pouvoir, un jour prochain, envisager d'arrêter complètement.

Eh bien, l'appellation « Z + R » s'applique plus que jamais aujourd'hui, puisque j'ai malheureusement dû recommencer à en reprendre trois par jour, à savoir 1,5 mg au total. La crise prolongée des derniers jours a simplement atteint un niveau véritablement intolérable. Je ne reviens pas en détail sur les symptômes, les pensées, les situations. Il suffit de dire que ça a été la même chose que ce que j'ai pu décrire à l'occasion de crises antérieures, mais en pire. Et, comme n'importe qui vous le dira, surtout un Français bien râleur qui attend son train en arrêt à cause d'une grève des cheminots, « il y a des limites ».

Il y a des limites et il arrive un moment où on prend conscience du fait qu'on ne veut pas s'approcher trop dangereusement d'une situation qui pourrait provoquer un basculement irrémédiable. On ne sait pas quelle distance nous en sépare encore, mais on ne peut pas prendre trop de risques.

L'augmentation à trois R par jour a fait son effet immédiatement, bien entendu. Mon corps s'est arrêté de partir dans tous les sens, mes pensées noires ont diminué en intensité, j'ai retrouvé un peu de force de vivre et C. peut s'inquiéter un peu moins. Comme vous le voyez, j'arrive aussi à aligner des phrases et des paragraphes un peu plus « normaux ». Mais ce n'est qu'un masque. C'est une mesure « temporaire », le hic étant qu'il est plus facile de dire « temporaire » quand on sait déjà quand on pourra y mettre fin. Or, en l'occurrence, je ne sais pas jusqu'à quand cette mesure devra rester temporaire. Et plus elle se prolongera, plus je courrai le risque de devenir dépendant de ce valium légal, de devoir augmenter la dose, de devenir un « zombie » drogué.

Ceci dit, si vous avez une autre solution, je suis toute ouïe.

J'ai reparlé à S. aujourd'hui, le message de P. a changé, c'est maintenant une « affirmation positive », c'est bien gentil, mais je ne vois pas en quoi cela aura plus d'effet que la précédente, si ce n'est que les gens vont encore moins y comprendre.

Comme je l'ai dit à S. aujourd'hui, un des problèmes fondamentaux, dans ma situation actuelle, est que toute notre société, toute notre civilisation se fonde sur la norme de l'homme en bonne santé. L'homme « normal », c'est un homme en bonne santé. Tout, dans ce monde, est conçu pour des gens en bonne santé. On ne parle des gens en mauvaise santé que sous forme théâtralisée ou dramatisée — autant dire fictive. Au moindre signe que « ça ne va pas », on commence à vous regarder de travers, on est gêné, on ne sait pas où se foutre. C'est « normal », et, en même temps, ça ne l'est pas. Parce que cela donne aux malades un complexe d'infériorité, de culpabilité — fondé, d'ailleurs, puisque le comportement des gens, si gentils et compatissants qu'ils croient être, s'inspire constamment de cette norme. Mon problème à moi, c'est en partie que j'ai trop conscience de cet écart par rapport à la norme et des sentiments de culpabilité qu'il entraîne en moi, que je ne peux pas empêcher. Je me sens coupable et en même temps je me révolte contre cette culpabilité — de même que je ne crois pas en Dieu mais que je passe mon temps à chasser toutes ces mouches judéo-chrétiennes qui n'en finissent pas de tourner autour de mon corps en sueur, enragé de ne pas pouvoir s'en débarrasser. Mon cerveau a été façonné en bonne partie par des fragments d'idéologie judéo-chrétienne et il n'y a rien que je puisse changer à cela. En même temps, je ne peux pas abandonner et me mettre soudain à l'accepter. De même, je vis dans un monde où l'état « normal » est celui d'un être en bonne santé. Je ne le suis pas et je ne peux pas « accepter » que ce soit la norme sans protester. Je ne peux pas accepter le fait qu'être malade me rende « anormal ». En même temps, je ne peux pas me débarrasser de cette norme, faire comme si elle n'existait pas, parce qu'elle est partout, en moi et tout autour de moi. Mon corps lui-même est conçu, a priori, pour se guérir, rétablir aussi vite et aussi efficacement que possible son état normal de corps en bonne santé. Mais pas ma tête. Ma tête n'est pas conçue comme ça ni pour ça. Être malade ne fait pas de moi un être mentalement inférieur, handicapé.

C'est évidemment mon gros problème avec les psychiatres et les psychologues. Parce que, en même temps, je leur demande de m'aider à redevenir « normal » et, en même temps, je leur refuse le droit de me dire que mon esprit tel qu'il est, dans ce corps malade, dans cette maladie qu'il contribue sans doute à entretenir sinon à créer, n'est pas normal, lui. Ce n'est somme toute que par chance que j'ai réussi, jusqu'en 1995, à rester un être relativement « normal » sur le plan physique avec un esprit qui n'a jamais cherché à contribuer à maintenir cet état normal.

Je suis, à mon avis, loin d'être seul dans ce cas et ça fait partie de ce qui me « révolte » dans cette idée que la santé est la norme. Il y a sans doute beaucoup de gens qui ne sont encore en bonne santé à l'heure qu'il est que par chance, parce que ça n'a pas encore « craqué ». Tôt ou tard, la fissure va apparaître et ça va être la dégringolade que j'ai connue par deux fois, avec un intermède aux psychotropes.

Est-ce que j'ai quelque chose à proposer à la place ? Un ministre de la santé dont les qualifications exigent qu'il soit lui-même en mauvaise santé ? Des docteurs obligatoirement malades ? Je ne sais pas. Il faudra que j'y réfléchisse. Aujourd'hui, je me contente d'essayer de formuler, de façon très confuse, la « révolte » qui fait que je me trouve dans une impasse.

Et pour moi, que faire, personnellement, de mon cas ? Là non plus, je ne sais pas. Ça va dépendre de beaucoup de choses. De certaines personnes. De hasards. Je suis un peu une marionnette, ici encore, parce que la norme, c'est la santé, et que c'est ce qu'on veut rétablir en moi coûte que coûte pour que j'arrive à me réinsérer convenablement dans ce monde. Alors je me laisse un peu faire, mais en même temps je sais d'avance tout ce qui ne va pas marcher, même si j'accepte d'essayer quand même, pour faire plaisir, pour rassurer. On risque quand même, à plus ou moins long terme, de se diriger vers des solutions plus radicales.

Z - Days 84 to 88 Z - Days 91 to 94

© 2000 Pierre Igot

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