SANS ÊTRE VU
Anonymat


Il est tout compte fait facile de dire — ou de contredire. On dit ce qu’on a à dire, sans s’arrêter sur la question de savoir ce qui justifie la contrainte. On construit de belles architectures, complexes mais accessibles, on « explore » le sujet, on le trifouille, on essaye de deviner un aussi grand nombre que possible d’objections, de tenir compte d’un éventail aussi large que possible de positions défendues par des voix qu’on imagine toujours plus astucieuses qu’elles ne peuvent l’être, tout cela fait une belle cathédrale en miniature, qui ne donne l’impression d’avoir été debout depuis des siècles, d’être immense, d’avoir vu dix révolutions, cent bombardements et mille ravalements de façade que parce que le support qu’on utilise, cette langue qu’on triture, chacun de ses mots a un si lourd bagage, une façon si aisée et si universelle de tromper son monde sur la profondeur de la pensée qui s’y « exprime » — et puis on finit quand même par trouver tout cela très fatigant.

Si cette fatigue ne se manifeste que par après, alors, c’est qu’on est encore « sous le charme », qu’on se délecte encore avec perversité à se laisser tromper sur la nécessité de la nécessité pendant l’acte de s’y plier. Si la fatigue revient, par contre, dès qu’on a commencé à aligner quelques paroles, quelques « idées », quelques fragments de discours, alors c’est que le poids de la contrainte ne s’exerce plus, qu’on n’a plus à dire, qu’on a buté sur la question de savoir ce qui justifierait une telle contrainte et qu’on s’est bien rendu compte que cette question n’avait pas de réponse.

Au bout de toute parole, de tout effort pour dire, il y a une nécessité non dite, un « il faut » auquel on s’est résolu, un « il » qu’on a renoncé à identifier.

Dans toute parole, il y a un « il faut que je vous dise » que l’autre n’ose généralement pas contredire.

Mais quand il ne faut plus parce qu’« il » n’a jamais daigné nous honorer de sa présence, alors derrière le « il faut » il y a un « il y a », une proposition fondamentale tout aussi impersonnelle, un peu plus abstraite peut-être — et c’est ce qui la sauve.

Ce qui la sauve est tout simplement l’abstrait, l’abstrait de la conscience même auquel tout — y compris le retour et sa totalité — revient.

Je pense, donc je suis abstrait, donc il y a, donc il faut, donc tout le reste.

Et si vous y réfléchissez bien
Si vous vous y réfléchissez bien
Je pense donc je pense
Je suis
Vous êtes
Nous sommes tous autant que nous pouvons
Cet écran de tautologie première
Qui se fissure et qui gèle
Qui recolle et qui dégénère
Qui s’étire et prend tout en forme
De réseau provisoire et toujours autre

Mais je m’y perds
Je pense donc je suis distrait
Je redis ce que je répète
Ce que je décris s’effrite
Ce qui gît sans prix s’excite

Je suis tout en veines
Quand je montre ce qui resserre
Je ne pense plus
Je mange

J’ai l’animal d’être sauvage
Et le corps d’être au fond du tien
J’ai mal et je crie au sein
De suspendre enfin son veuvage

Derrière toute cicatrice
Se cache une démangeaison
Derrière tout moment de peau lisse
Se glisse un cri de déraison

Il suffit d’aller le chercher sans nom


SANS ÊTRE VU :
|| Accueil || Liste alphabétique || Liste chronologique ||


LATEXT:
|| Home / Accueil || Help / Aide || Contact || Site Map / Plan du site || Updates / Mises à jour ||


Webmaster / Responsable du site :
http://www.latext.com
© 2000 LATEXT - All Rights Reserved / Tous droits réservés