SANS ÊTRE VU
L’art et la matière


L’intérêt pour ses semblables est devenu une denrée rare. On ne s’est pas retiré du monde (aussi loin qu’on le pouvait) pour mieux le prendre pour cible. On ne s’est pas non plus reconverti en chef de gare au terminus de la dernière ligne. On a simplement décidé que le monde offrait trop d’objets, trop de sujets, et qu’il fallait ralentir la cadence, non pas pour mieux apprécier la jouissance qu’on pouvait en tirer, mais pour mieux faire le tri de ce qui dure et de ce qui casse.

L’art dure. La matière casse. L’art n’est pas un concept abstrait et inutile derrière lequel on se réfugie. L’art est la voie d’accès la plus directe et la plus objective au premier cercle de questions : qui tourne ? combien j’existe ? comment l’accord ? où la faim ? L’art est l’art de se laisser posséder par la volonté de séduire entier. Je pourrais avoir faim pendant des heures sans avoir à aucun moment l’envie de me rassasier. C’est dans les premiers gestes sans objet autre que la position palpable qu’est né le goût de l’art. C’est en touchant la chair (sa chair ?) qu’on a senti le prix sans monnaie du désir.

La vie de l’art virevolte comme une symphonie de Mozart entre deux requiem pour un soupir ailé compris du vent.

Pour atteindre ton bas-ventre poilu il a fallu que j’écarte l’élastique de ta culotte rendue transparente par les lessives et l’étiquette encore dure encore noire sur blanc. Il a fallu que je la lise en passant et que ses nombres interrompent ma rêverie insolente de main qui traîne. Quand j’ai de nouveau oublié mes gestes, il était déjà trop tard : leur courbe avait déjà imprimé un mouvement à ta ligne droite et à son sang. J’ai senti l’excès de chaleur s’écouler dans mes doigts. J’ai senti l’envie au bout de la langue, entre les lèvres. Je me suis dit : « Je n’ai plus froid. » Et j’ai rejeté tous les draps.

L’art de la matière et la matière de l’art sont nos deux portes d’entrée et de sortie entre les deux côtés du miroir. J’ai posé ma main et j’ai soufflé sur le verre et j’ai voulu qu’elle s’évapore. Au lieu de cela, elle a laissé des traces qu’il a fallu nettoyer au moyen d’un tissu fait par mieux que des doigts. À chaque fois que je vois une image, je lève ma nuque normalement appuyée contre la tête de lit et je me tends. Je ne tiens plus que par les muscles — et mon poids. Il s’agit évidemment d’un équilibre instable et j’y crois.

Le sens n’est pas mystérieux. Il est provisoire. La cohérence ne tient pas qu’aux récits prenants et aux argumentations bien faites. Ils ont plutôt tendance à noyer le poisson. La matière se corrompt. L’esprit dure et fond.

L’esprit se plonge de toute la tête et du cou et du corps dans le trou. Le buste se fraye un passage entre les lèvres. Le ventre flotte dans les vagues des parois vivantes. Le sexe est fourré partout autour de lui et ne sait plus où foutre — et n’a plus besoin de foutre. Les jambes font les accessoires. Le lit est devenu un grand sexe creux où se baignent nos chairs enlacées et faibles. Il ne peut y avoir que certains muscles qui se tendent. Les autres ont besoin de toute l’absence d’énergie qu’un élan dense ailleurs leur procure.

L’orgasme est doux et simple et puissant. Le repos s’égare. Le vrai cycle a repris par devant.

La matière est l’art mangé mort.

L’art est la matière bue vivante.


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