SANS ÊTRE VU
Immobile


Immobile

Il entreprit de mesurer l’horizon. Selon le moment de la journée, la tâche lui paraissait plus ou moins folle. Il progressait quand il n’y pensait pas vraiment. Un jour, la fin lui sembla proche. Il en fit part à son frère. Celui-ci, ayant tout intérêt à ce que l’horizon reste incommensurable, lui fit voir qu’il se trompait. L’horizon lui échappait au moment même où il croyait pouvoir l’embrasser d’un regard clair et serein. Il suffisait d’une vague, d’un nuage, d’un rayon mal réfléchi. Ces phénomènes se répétaient inlassablement, mais selon des motifs toujours différents. Il pensait être sur le point de saisir la répétition, alors que son travail minutieux et inspiré révélait brutalement ces motifs dans toute leur obscurité. Il s’était, en fait, rendu complice du mystère qu’il avait cru pouvoir conquérir — et la brutalité de ses gestes lui était complètement incompréhensible. Comment pouvait-il accepter l’idée que ces mouvements si doux, ces pensées si généreuses, ces idées si lumineuses puissent être aussi douloureux ?

Cette responsabilité de la douleur l’avait rendu vulnérable. Il continua de s’exposer au monde, dans un dernier effort désespéré pour achever son œuvre — et c’est alors que la fissure se traça en lui.

Il ne s’agissait pas d’une rupture franche et nette avec le passé, ni de l’éclosion brutale d’un mal endormi, qu’un accident serait venu secouer. Non, ce qui le rongeait maintenant, qui privait ses forces de leur plénitude et ses actes de leur pureté, c’était un défaut à l’apparition indéfinie, aux limites impossibles à circonscrire, au dessin apparemment simple et pourtant impossible à suivre.

La fatigue qui le prenait ne le rendait pas impuissant. Elle suffisait simplement à gâcher la texture des choses. Il se réveillait en sachant très bien qu’il n’était pas reposé — en ne sachant pas vraiment ce à quoi aurait dû ressembler le repos. Il trouvait, malgré tout, l’énergie de continuer, mais la route lui semblait toujours longue et la destination toujours lointaine. Il savait qu’il progressait, mais il avait compris qu’il ne saurait jamais vers quoi. Il avait ce qu’il fallait pour expliquer sa démarche aux autres, mais pas pour se satisfaire lui-même de l’explication. Le lendemain était différent, mais pesant comme la veille. Les « paradis » naturels et artificiels lui avaient laissé un goût amer et une propension à la nausée. Et cela ne semblait pas s’accorder avec l’âge, ni avec l’accoutumance. Il avait, en d’autres termes, le clair sentiment de s’être fait berner et de n’avoir personne à qui le reprocher. Dans ses mauvais jours, il s’en prenait à ses propres gestes. Il relâchait alors son attention et finissait invariablement par se faire mal. La douleur faisait revenir l’instinct protecteur et le cycle recommençait. Il n’avait ni l’envie ni l’option d’en sortir. Il avait connu l’éventail des plaisirs raisonnables et les éclats de ceux qui auraient pu lui coûter cher. Il était en paix avec son âme et en guerre avec sa sérénité. Les paradoxes le faisaient rire et l’harmonie sucrée du monde le faisait rendre.


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