SANS ÊTRE VU
Toute une vie


Je n’ai jamais compris la surprise de mon corps soudain libéré du mal. Il y a peut-être là-dedans la clef qui me permettrait d’échapper définitivement à son emprise. Mais cela survient sans cause apparente et ne dure pas. Parfois, je m’inflige moi-même les quelques tentatives d’excès qui suffisent à précipiter la rechute. Les autres fois, je reste parfaitement sobre et, malgré cela, la trêve ne dure pas. Y aurait-il une autre forme d’« excès » que je m’infligerais, sans le savoir, dans ce que je pense être ma parfaite sobriété ? Je cherche.

Je ne trouve pas. Je suis certes d’une nature pessimiste et trouve quotidiennement, dans ce qui m’entoure (de façon plus ou moins proche) des raisons de désespérer du monde et de tout ce qui s’ensuit. Mais, en même temps, je ne prends quand même pas tout cela très au sérieux. Le « monde » reste pour moi un lieu où j’exerce, sans véritable ordre ni cohérence, à la fois mon instinct de survie et ma recherche du plaisir. J’essaye de faire du plaisir un aspect fondamental de mon être, mais il n’arrive pas à s’imposer au cœur de ce que je fais. Il reste, pour l’essentiel, une distraction. Quant à la survie, comme dit, elle n’a la faveur que de mon instinct. Je ne trouve nulle part de raison valable de survivre (c’est-à-dire de vivre). De ce point de vue, je « vivote ». Je laisse l’instinct faire son travail.

Serait-ce là une « lâcheté » qui serait à l’origine de mes rechutes systématiques ? Est-ce que je ne devrais pas, par hasard, m’efforcer davantage de vouloir vivre ?

Je pourrais vouloir vivre pour le plaisir. Mais c’est une quête semée de trop d’embûches, aux résultats trop aléatoires (et le plaisir me reste extérieur, même au plus fort de son intensité).

Je pourrais vouloir vivre pour donner un sens à ma vie. Le problème est qu’il me semble que je suis singulièrement mal équipé pour une telle forme de générosité. Comme tout être humain, je suis incapable de me donner tout entier à une cause, si noble soit-elle. (On peut le faire aveuglément. Mais c’est alors une forme de renoncement radical, qui est, à la limite, de l’inconscience ou de la lâcheté.) Je suis donc tout aussi incapable de donner un sens, c’est-à-dire de sacrifier une partie essentielle et définitive de ma personne (celle qui se serait chargée de construire ce sens). Quand je parviens à construire un sens, je le garde. Si bien formé qu’il soit, il finit inévitablement par connaître de nouvelles mutations et à renoncer à la perfection formelle qui l’élude. C’est ce qui garantit son authenticité, qui le rend vivant. Mais c’est aussi ce qui le rend impossible à partager.

Autrement dit, je n’ai, comme tout le monde, pour raison de vivre que des excuses — dont le mérite est au moins que je ne les ai pas empruntées toutes faites.

Pour que je puisse me doter d’une plus grande volonté vitale, il me faudrait un choc, une révélation. Mais je n’ai pas ce qu’il me faudrait pour m’en approcher. Je ne suis pas d’un caractère aventureux. Je ne m’expose pas naturellement aux choses. (Je les laisse ou les fais venir à moi.)

Je ne vis donc que rarement des chocs susceptibles de prétendre appartenir à la catégorie qui pourrait contenir la révélation dont je semble avoir besoin. Et ceux que j’ai vécus jusqu’à présent n’ont de loin pas eu l’impact durable que j’en attendais. Ils ont certes eu des conséquences (très importantes, pour certains d’entre eux), mais rien qui n’ait conduit à redéfinir de façon irréversible ma manière d’aborder et de voir la vie. Ils font simplement partie d’un tout qui fait que je me trouve là où je suis aujourd’hui, dans la situation où je suis, avec les personnes avec qui je suis, etc. Mais nul d’entre eux n’a, que ce soit à lui seul ou en combinaison avec d’autres, entraîné la moindre restructuration fondamentale de mon être.

Puis-je encore être choqué ? On a tout fait, j’ai tout fait, par complicité, pour que ce soit impossible. Au pire, les choses me bouleversent pendant quelques minutes ou quelques heures. Au pire, les crises me décomposent — jusqu’au point où, par un mécanisme qui m’échappe, la recomposition lentement recommence (une nouvelle fois).

Je suis donc constamment balayé, je vais et je viens, je cherche et je trouve, j’aborde et je subis, je jouis et je souffre — mais le caractère imprévisible de tout cela reste entier. Je peux prendre toutes les précautions imaginables pour m’assurer d’un plaisir donné ; au moment crucial, rien ne le garantit. Inversement, je survis en dépit de tout, parce que je n’ai rien à voir avec ce qui entraînera un jour ma disparition.

Que ce soit dans la survie ou dans la recherche du plaisir, par conséquent, je ne vois d’autre issue que le statu quo, avec ses hauts et ses bas, ses éclats et sa noirceur, ses chants et son bruit. Il s’y trouve malheureusement déjà de quoi remplir toute une vie.


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